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    Peut être une image en noir et blanc de 1 personne, barbe, pardessus et ronces

    Le vieil homme au cigare
    Le mois de mars était arrivé sans entraîner avec lui ses pluies diluviennes et désagréables,
    mais plutôt avec ses premières fleurs vernales. Un pur bonheur.
    Je ne marchais pas, je voltigeais dans les allées comme un papillon de velours, l’esprit libre
    et primesautier. Je vis soudain mon banc occupé par un vieux monsieur encore inconnu au
    bataillon de François Sicard. La Gatienne n’avait pas encore carillonné les quatre coups de
    seize heures.  J’observai d’un œil attentif ce vieil homme au teint buriné, aux yeux caves,
    chapeauté d’une sorte de trilby en feutre à la George du Maurier légèrement élimé sur les
    bords. Une veste de velours marron ouverte, laissait apparaître une chemise à carreaux écossais.
    Un pantalon de toile bise, beaucoup trop large pour la mode des années 2000, recouvrait
    négligemment ses chaussures. Cet homme avait dû connaitre la belle époque des années
    trente, mais aussi la dernière guerre mondiale. Il paraissait avoir quatre-vingt-huit ans, au plus.
    Oh ! oui cet homme avait plus d’hivers derrière lui que moi. Il était l’image vivante de vieux cèdre
    du Liban. Il luttait pour vivre malgré la tourmente. D’une main il tenait une revue légèrement
    froissée et, de l’autre un petit cigare orné d’une bague dorée. Il parcourait les pages du magazine
    posé sur ses genoux, sans le ménager, comme s’il ne trouvait pas l’article accrocheur. Il tirait des
    bouffées de tabac de son cigare avec un brin de nervosité, et laissait échapper la fumée en de
    petites spirales qu’il laissait tournoyer vers le ciel tourangeau. Las de feuilleter la revue, il la plia
    et la déposa près de lui sur le banc. Seul son cigare devenait important. Ses yeux hagards fixaient
    l’eau que lançait le jet, près de la stèle de Balzac. Curieuse de nature, j’eus une forte envie d’aller
    m’asseoir près de lui, mais les effluves provenant du cigare m’auraient dérangée. Je s’abstins donc
    et me contentai d’observer le vieil homme sur le banc, à gauche du portillon.
    Une femme entra dans le square avec son enfant. L’enfant, qui avait au plus quatre ans, échappa
    un court instant à la surveillance de sa mère. Il tenait entre ses petites mains potelées un ballon
    rouge comme un soleil d’hiver. Il s’approcha du vieux monsieur et le lui tendit avec un petit air de dire :
    - Veux-tu jouer avec moi, grand-père ?
    - …
    Le vieux monsieur regarda l’enfant, mais ne sembla pas saisir tout de suite son désir, ou fit semblant
    de ne pas le comprendre. Puis soudain les yeux vitreux du vieil homme semblèrent se mouiller. ,
    n’étant pas tout à fait certaine que l’homme pleurait, je me levai et marchai en sa direction, l’air de
    rien. Deux larmes coulaient en effet sur ses joues et ses yeux n’étaient plus que deux fentes humides.
    Le vieux monsieur écrasa son cigare contre le dossier du banc, vérifia qu’il n’était plus susceptible de
    se consumer, et le déposa précieusement au fond de sa poche de laquelle il sortit un grand mouchoir.
    Il épongea son visage, remit le mouchoir à sa place, puis prit le ballon entre ses pauvres mains aux
    veines saillantes et crevassées. Il le fit rebondir sur le sol, une fois, ou peut-être deux, regarda l’enfant
    et se mit alors à fredonner une chanson des temps jadis. Ses lèvres bougeaient à peine, mais l’on
    pouvait saisir quelques mots :
    - Le père est loin ♫ mère ici♫♪qui va berçant l’enfant chéri♫♫…
    - Lance ! lui dit l’enfant sourd au refrain chantonné.
    Le vieil homme ne lui répondit pas. Il se mit à scruter le ciel, comme si un visage d’ange y voletait.
    L’enfant, surpris par ce gestuel, leva aussi ses yeux vers l’écran bleu du paradis. Ils restèrent ainsi
    quelques secondes, tous les deux le nez en l’air, puis le petit garçon réclama son ballon rouge.
    - Tu donnes, c’est mon mien !
    Le vieil homme le lui tendit gentiment. Il n’avait pas voulu jouer avec l’enfant, son esprit était à cent
    lieues à la ronde. Le petit garçon resta alors les yeux rivés sur le visage ridé du vieil homme, son ballon
    rond entre ses petites mains, puis s’en retourna vers sa mère à reculons, comme s’il ne voulait pas
    perdre de vue l’étrange vieil homme. Interrogation enfantine.
    Que cachait-il, ce vieux monsieur, derrière son visage sombre et ses perles de tristesse sorties soudain
    de ses yeux mélancoliques ?
    Je m’’approchai tout près du banc, là où il était assis. Il était à peine seize heures. j’osai m’asseoir près
    du vieux monsieur et lui dit en souriant :
    - Vous ne vouliez pas jouer au ballon, Monsieur ?
    Le vieil homme leva le front puis me répondit d’une voix enrouée, tout en accrochant sur elle son regard vacillant :
    - Mon fils avait à peu près le même âge que le petit, quand…
    Puis il baissa ses paupières et son silence soudain se fit lourd de secrets retenus. Je compris que le vieil
    homme avait perdu un enfant, voici bien des années de cela. Un tantinet gênée par mon audace, je saluai
    poliment le vieil homme et cessai mon interrogatoire indiscret. Le vieux monsieur prit congé. Il se releva
    difficilement, souleva son chapeau par pure galanterie, puis partit, courbé par l’âge, les mains croisées
    dans le dos, ses pensées trempées de tristesse, vers d’autres horizons. Sans doute pour y rêver seul et
    serein. La revue resta ouverte sur le banc, puis un doux vent tourna quelques pages au hasard

     

    Je ne revis jamais le vieil homme au cigare.
     
    Michèle Mialot
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  • Commentaires

    1
    Vendredi 5 Janvier à 07:01

    Bonjour Berenice,

    merci pour ce texte que je vais lire un peu plus tard. Bon vendredi et bon weekend. Bisous.

    2
    Vendredi 5 Janvier à 13:01

    snifff c'est triste ... hé oui y a des morts qui ne devraient jamais exister surtout les enfants ! 

    un bon vendredi à toi ma belle et bizou flo

    3
    Vendredi 5 Janvier à 14:13

    Très belle histoire;

    Merci de nous la partager.

    Bon week-end.

    Bises.

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